ABBES JIRARI
L'IMPORTANCE DE LA MUSIQUE
ET DU CHANT
DANS LA CIVILISATION ANDALOUSE
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Traduction en Français - par l'auteur- de l'Etude
présentée en Arabe, à l'Académie du Royaume du Maroc, lors de sa session
extraordinaire tenue à Grenade, les 17-18 et 19 chawal 1412 H = 21-22
et 23 avril 1992, sous le thème : "Le patrimoine civilisationnel commun à
l'Espagne et au Maroc".
Le texte original est publié dans : "Sobaba Andalusia –ÕõÈÇÈÉ ÃäÏáÓíÉ ", et dans le livre de la session.
En raison de conditions et de
circonstances influentes dont témoigne l'Histoire, les musulmans ont pu, depuis
leurs premiers temps, étendre leur domination à la majorité des régions du
monde connues à l'époque. Ils ont alors élargi leur institution centrale et
renforcé le pouvoir de cette dernière par la création d'Etats qui,
politiquement indépendants ou non, formaient une unité sur le plan de la
civilisation et de la culture. Cette unité puisait sa richesse dans les
particularités et spécificités de chacune des régions la constituant,
lesquelles s'enrichissaient en retour par leur appartenance à celle-ci.
A cet égard, le péninsule ibérique
représente l'un des milieux les plus particuliers étant donné la capacité de
transfert et d'adaptation, l'aptitude à l'ajustement et à l'intégration et le
potentiel d'innovation et d'invention qu'elle a démontrés huit siècles durant
(92-897H=711-1492 J-C) que ce soit dans ses relations avec l'Orient ou hors de
celles-ci d'une part, ou dans son appartenance au Maghreb d'autre part, sachant
que ses rapports avec celui-ci ont toujours été très étroits et qu'ils n'ont
point connu de rupture.
L'apport de l'Andalousie dans les divers
domaines de la connaissance et des pratiques civiles ne peut être ignoré vu ses
caractéristiques propres et ne peut être nié vu son impact. Il ne peut être
recensé non plus, bien que l'académie du Royaume du Maroc tente, dans cette
session extraordinaire, de cerner ses diverses facettes et de réunir ses
dimensions multiples.
Dans le domaine des lettres et des arts
en particulier, et plus spécialement encore dans celui de la musique et du
chant(1). Cet apport a été
sans précédent tant sur le plan de la nature et de la qualité de la production
que sur le plan des échos et traces demeurés incomparables et inoubliables.
La musique et le chant n'avaient pas eu
une telle singularité s'ils ne s'étaient pas imprégnés des spécificités des
périodes au cours desquelles ils ont pris forme.
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"Jadis,
les andalous chantaient comme les chrétiens ou les chameliers arabes et
n'avaient pas de lois sur lesquelles se baser. Avec l'établissement de la
dynastie Omeyyade et durant le règne d'Al Hakam arrabadi sont venues d'Orient
et d'Afrique des personnes connaissant des musiques citadines. Les andalous se
sont alors inspirés d'elles et les ont imitées jusqu'à ce que l'Imam Ali Bnou
Nafii nommé Ziryab élève d'Ishak Al Moussili, fort avancé en la matière, vint
voir le prince Abdou Arrahmane
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(1) Voir nos
ouvrages :
* "Mouachchahat
Maghribia", Dar Annachr Al Maghribia, Casablanca, 1973
* "Athar Al Andalous Ala Ouropa
Fi Majali Annaghami wa Alikâa" 1ère éd. Maktabat Al Mâarif, Rabat, 1982
Al Awsat et lui chanter
du "jamais entendu". Sa méthode fut alors adoptée et toutes les
autres abandonnées. Vint ensuite Ibnou Baja Al Imam Al Aâdam, (le plus grand),
qui s'étant retiré durant plusieurs années auprès de femmes esclaves
compétentes, a affiné "Al Istihlal" (Les préambules des chants et
composition musicales), et le chant, fusionné les chants chrétien et oriental
et créé une méthode propre à l'Andalousie. Le caractère des andalous ayant
penché pour cette méthode, ils l'ont adoptée exclusivement. Vinrent après Ibnou
Joudi, Ibnou Al Hammara et d'autres pour affiner davantage la musique d'Ibnou
Baja et créer des musiques mélodiennes. Enfin, le dernier maillon de cette chaîne d'élaboration de la musique
andalouse fut Abou Al Hassan Bnou Al Hacib Al Moursi qui a excellé aussi bien
en théorie qu'en pratique.
Il est l’auteur d’un important ouvrage de musique en
plusieurs tomes et toute musique s’écoutant en Andalousie ou au Maroc est la
sienne" (Traduit de Ahmed Attifachi(2), mort en 651H).
Bien concise, cette citation est d'une
richesse telle qu'on peut y relever outre les composantes de l'art de la
musique et du chant en Andalousie, les trois principales étapes l'ayant façonné
tout au long de son évolution jusqu'à lui donner sa forme actuelle.
1- la première reflète l'origine et la source de cet
art à savoir le patrimoine chrétien qui était répandu en Andalousie lors de la
conquête islamique et qui a longtemps continué à coexister ensuite parmi d'autres
styles populaires. Une telle continuité s'explique par la noblesse de son
origine, son enracinement et l'étroitesse de ses liens avec les moeurs,
coutumes, mentalité et esprit de la population. Comme nous le verrons plus
loin, ce patrimoine était tellement lié à la vie des individus et des groupes -
parfois inconscients de ces liens - qu'il influença grandement l'art du chant
et de la musique.
2- La deuxième est celle de l'adoption des
rythmes arabes par l'Andalousie, lesquels représentent l'une des multiples
facettes de l'apport civilisationnel et culturel de la conquête islamique.
En effet, l'apport artistique a occupé
une place privilégiée. Partant des chants sahraouis des chameliers aux
chants qui se
sont développés au
Hijaz et en Irak. De là,
sont venues en Andalousie des esclaves chanteuses dont la plus célèbre Fadl Al
Madania qui excellait dans le chant et jouissait d'une multitude de qualités.
Elle appartenait à l'une des filles de Haroun Arrachid, a grandi et s'est
instruite à Baghdad
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(2)
Dans son livre "Faslou Al Khitab Fi Madariki Al Haouass Al Khams Liouli Al
Albab" dont une partie relative à la musique et au chant intitulée
"Moutâat Al Asmâa Fi Ilmi Al Asmâa" existe en manuscrit dans "Al
Maktaba Al Aâchouria" à Tunis. Feu Mohammad Bnou Tawit Attanji a publié
deux des chapitres traitant du chant dans la revue "Al Abhat" de
l'université américaine de Beyrouth, Vol.21=2, 3§4, Déc 1968, pp. 114-115
puis est partie pour
Médine (...). Ayant atteint un rang élevé dans le domaine du chant, elle fut
achetée pour l'émir Abdou Arrahmane, le roi de l'Andalousie. Son amie Alam Al
Madaniya et nombre de ses compagnes furent également achetées d'où le nom de
"Dar Al Madaniate" (maison des médinoises), au palais. Le roi les
préférait à d'autres pour la qualité de leur chant, leur finesse d'esprit et
leur politesse"(3).
Parmi ces esclaves, on peut citer également :
* Kamar, l'esclave d'Ibrahim Ben Hajjaj Allakhmi, roi
de Séville. "Elle était éloquente, avait une bonne élocution et
connaissait la création de musique. Elle lui est parvenue de Baghdad"(4) ;
* et Al Ajfâa décrite comme étant "celle qui
chante le mieux"(5).
Cette influence orientale a atteint son plus haut niveau par
l'apport, de Baghdad, d'Ali Ben Nafii, nommé Ziryab (mort vers 230H), en ce que
"son chant l'emportait sur celui des deux premiers excellents chanteurs
venus en Andalousie au temps du roi Ben Hicham, à savoir Alloun et
Zarkoun"(6). Ziryab a pu,
dans la cour d'Abdou Arrahmane Ben Al Hakam, jouer un rôle de premier plan dans
ce domaine par la création d'une école ayant une méthode d'enseignement
particulière, la modification du plectre du luth et l'ajout d'une cinquième
corde à ce dernier(7).
3- La troisième illustre les créations des savants
et artistes de l'Andalousie tant au niveau théorique que pratique. Plusieurs de
ces oeuvres ont mis en valeur de célèbres musiciens cités par Attifachi dont
Abbas Ben Firnas (mort en 274H) connu pour ses essais prosodiques et rythmiques,
Maslama Al Majriti (mort en 394H) surnommé Euclide de l'Andalousie et auteur de
nombreux essais, Omar Al Karmani Al Kourtoubi (mort en 459H) et Abou Bakr Bnou
Baja (mort en 522H). "Le philosophe de l'Andalousie et son imam en matière
de musique"(8). "Il a au
Maroc le rang d'Abi Nasr Al Farabi en Orient et il est l'auteur des musiques de
base chantées en Andalousie(9). "Il maîtrisait la création de musiques et
jouait très bien du luth"(10). Il avait une école où ont excellé des élèves
comme Abou Amir Mohammad Ben Al Hammara Al Gharnati qui "s'est distingué
dans la théorie musicale ; il taillait lui-même le bois d'Achchâarâa, façonnait
le luth, composait des vers, les mettait en musique puis les chantait"(11).
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(3) Al Makkari
"Nafh Attib", tome 3, p.140, revu par Ihsane Abbas, Dar Sader,
Beyrouth.
(4) Ibid.
(5) Ibid, voir également
Al Asfahani, Al Aghani, tome 23, p.285,
Dar Attakafa, Beyrouth.
(6) "Nafh
attib", tome 3, p.103
(7) Ibid, pp. 126-129
(8) Ibn Saïd, "Al
Moghrib Fi Hola Al Maghrib", tome 2, p.117, revu par Chawki Dayf, Dar Al
Mâarif,
Egypte.
(9) "Nafh
Attib", tome 3, p.185
(10) Bnou Abi
Ousaybia, "Oyoun Al Anbâa Fi Tabakati Al Atippâa", p.515, revu par
Nizar Reda, Maktabat
Al Hayat,
Beyrouth, 1965
(11) Al Moghrib,
tome 2, p.120 ; voir dans "Annafh", tome 4, p.140, qu'il s'agit
d'Abou Al Hassan Ali Bnou
Al Hammara.
Parmi les contemporains de Bnou Baja peuvent être cités Abou
Assalt Oumayya Ben Abdelaziz Addani (mort en 529H), auteur d'un essai en
musique(12), et Abou Al
Hassan Bnou Al Hacib Al Moursi dont nous avons cité l'ouvrage plus haut et qui
a enseigné à Abou Al Hassan Bnou Al Ouazir Abi Jâafar Al Wakkachi. Vinrent
ensuite des personnes fort expertes en art comme le philosophe soufi Abdel Hak
Ben Sabiine (mort en 668H), auteur du
livre "Al Adouar"(13), et Yahya Al Khaddouj Al Moursi, auteur de
l'ouvrage "Al Aghani Al Andalousia" à l'instar de l'ouvrage "Al
Aghani" d'Abi Al Faraj. Il atteint l'an 700H"(14).
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Le renouveau ayant découlé de ces étapes
a permis à l'art de la musique et du chant de s'enrichir et de se développer
dans deux sens :
♦ Le premier est populaire et se base
sur le naturel et la spontanéité. Sa variété et sa diversité sont telles qu'il
est impossible de recenser ses formes, d'énumérer ses règles ou de suivre son
cheminement. Cela s'explique par les rapports qu'il entretenait avec son
environnement et par l'improvisation et le changement le caractérisant bien
qu'il jouissait d'une existence propre.
En effet, il a intégré d'autres courants, les a influencés
et a subi leur impact.
Ce qui est aujourd'hui répandu et échangé dans la péninsule
ibérique illustre parfaitement nombre des caractéristiques et propriétés de
cette orientation. L'analyse de cette dernière dépassant le cadre de notre
exposé soulignons brièvement que par sa noblesse et son enracinement, elle a
considérablement puisé dans les apports de la civilisation andalouse.
♦ Le second est scolaire et revêt une
forme structurée, organisée et étudiée ayant donné à l'art de la musique et du
chant un cadre organisé et formel. Elle lui a également ouvert la voie d'une
évolution différente de celles localement connues jusque-là ou de celles
adoptées en Orient principalement au Hijaz et en Irak qui, comme souligné plus
haut, ont joué un rôle majeur dans cette renaissance.
Notons que ni les voisins du nord -Les
européens- ni ceux du sud -Les marocains- n'ont connu d'organisation ou de
formalisation aussi poussées.
Celles-ci ressortent de la ferme structuration ayant
commencé à caractériser la composition, soit l'appréhension des sujets et
thèmes en plusieurs étapes dont une introduction et une conclusion.
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(12) Tabakat Al Atippâa,
p.501
(13) Voir farmer dans
"Tarikh Al Mousika Al Arabiya", traduit par Houssaine Nassar, p.266,
Al Alf Kitab,
Egypte.
(14)
"Annafh", tome 3, p.185
La mise en place de cette structure a été fortement
influencée par le texte poétique à savoir les "Mouachchahat" (Poésie
à rimes variés) et les "Azjal" (Poésie dialéctale populaire) dont la
variété et la diversité ne pouvaient être mises en valeur dans un cadre
meilleur que celui de la "Nawba".
L'objectif de cet exposé ne nous permettant pas de nous
attarder sur les "Mouachchahat" et "Azjal" ni sur la
"Nawba", soulignons que leur interaction leur a donné des traits que
nous définissons comme suit :
- Concernant "Attawchih"(15), il nous suffit
de noter son caractère méthodique qui visait à innover la structure et le
rythme du poème arabe au moyen de morceaux ou couplets basés sur la variété des
mesures et la multiplicité des rimes.
Chacun de ces morceaux comprend deux strophes "Al
Koufl" et "Al Bayt" ayant respectivement des rimes et des mètres
identiques et un même mètre et des rimes différentes.
- Les "Mouachchahat" épousant la mesure arabe
(dits "Mouachchahat poétiques") sont ceux conformes aux mètres arabes
et tout ce qui ne respectait pas cette mesure ne pouvait être apprécié que par
la mise en musique, seule capable de maîtriser son rythme. En effet, la
transgression des mètres prosodiques de Khalil, des règles linguistiques et
grammaticales et d'autres mètres et règles ne pouvait être dépassée que par la
nature de la musique et l'énergie du chanteur. Cette transgression
apparaît particulièrement dans le dernier "Koufl" du
Mouachchahat appelé "Al Kharja". Généralement -et de préférence- non
déclinable, ce dernier a sans doute été exprimé en arabe dialectal ou en
roumain, ce qui dénote l'origine populaire de l'art de la musique. Pourtant, le
"Zajal" est, de par son style dialectal, plus proche de cette origine
malgré la grande ressemblance qu'il a avec le "Mouachchahat" du point
de vue structure et rythme.
- Quant à la "Nawba"(16), c'est un terme
lyrique connu depuis très longtemps en Orient et qui signifie la fois ou le
tour.
Il a été initialement utilisé dans ce sens en Andalousie et
a ensuite évolué pour désigner un ensemble de paroles et de musiques
constituant une oeuvre musicale d'une structure complexe mais harmonieuse et
intégrée.
La "Nawba" a été très favorable à une innovation
qui n'a laissé après la fin de l'Andalousie qu'un patrimoine essentiellement
verbal dont certains jalons sont demeurés bien ancrés dans le milieu andalou,
malgré le changement produit et les pertes l'ayant accompagné. D'autres ont pu
être préservés jusqu'à aujourd'hui en Afrique du Nord -et au Maghreb en
particulier- et ne cessent de se transmettre d'une
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(15) Pour plus
d'informations à ce sujet, voir nos ouvrages Mouachchahat Maghribia et Athar Al
Andalous
Ala Ouroupa Fi
Majali Annaghami Wa Al Ikâa, à partir de p.46
(16) Voir notre ouvrage
"Athar Al Andalous" à partir de p.61
génération à l'autre. Le
moyen de transmission étant essentiellement verbal, certains aspects et traits de ce patrimoine ont
été altérés par la modification ou
l'ajout, ce qui a incité certains marocains soucieux de préserver son
authenticité à l'inscrire depuis le 12ème siècle de l'Hégire (18ème
S. J-c). C'est ainsi que Mohammad Al Hayk Attitwani a rassemblé dans son
répertoire(17) divers poèmes
classés en onze "Nawba" (al-Isbihane, Al-Hijaz Alkabir, Al-Hijaz
Almachriqui, Al-Ouchchak, Al-Maya, Raml-Almaya, arrasd, Ghribat-Al-Houssaïne,
Rasd-Addayl, Irak Al-Ajame, Alistihlal), et divisées -chacune- en cinq Touboù
(Al-Basit, Al-Kaïm wanisf, Albtaïhi, Al-Coddam, Addarj).
** **
**
Une structure aussi solide aux niveaux du texte et
de la musique ne se serait pas érigée en chant fort répété, échangé et source
de plaisir sans la conjonction de facteurs ayant aidé à le mettre en valeur, à
lui donner une image rayonnante et à pousser les gens à l'apprendre et à
abonder dans son sens. Deux de ces facteurs ont été les plus déterminants.
1°/ Le premier réside dans la haute performance
d'esclaves virtuoses dans le domaine de la chanson telles que :
* Tarab, l'esclave d'Al Moundir Ben Abdou Arrahman
Attani qui "chantait très bien"(18).
* Kalam, l'esclave du prince Abdou Arrahmane qui,
"d'origine andalouse (...) a été transportée enfant en Orient pour
s'installer dans la ville du prophète où elle a appris le chant et y a excellé.
Elle était lettrée et pieuse, avait une belle écriture, récitait des poèmes et
performait dans diverses lettres"(19).
* Hind, l'esclave d'Abi Mohammad Abdellah Ben Maslama
Achchatibi qui "était lettrée et poète"(20), chantait très
bien et jouait du luth.
Pour l'apprentissage et la formation de ces esclaves, il
existait des centres dirigés par des instituteurs éducateurs comme Ibn Al
Kinani Al Moutatappib qui "faisait valoir ses esclaves, leur apprenait le
Coran, la syntaxe et autres lettres"(21). Ce dernier décrit dans
ces termes son enseignement des esclaves : "Je suis l'éveilleur des bêtes,
des ignorants et des pierres aussi. Quatre byzantines bien ignorantes sont ________________________________
(17) Répertoire dont
plusieurs copies manuscrites et dactylographiées existent et ont besoin d'être
révisées.
L'académie du
Royaume du Maroc a publié une copie authentique revue par Malik Bennouna, sous
la
direction de
l'auteur de cette communication.
(18)
"Annafh", tome 3, p.577
(19) Ibid, p.140
(20)
"Annafh", tome 4, p.293
(21) Ali Bnou
Bassam Achchantarini, "Addakhira Fi Mahasini Ahli Ljazira", Partie 3,
Vol. 1, p.319, Addar
Al Arabiya
Lilkitab, Lybie, Tunisie.
aujourd'hui savantes,
philosophes, logiciennes, géomètres, musiciennes, régleuses d'astrolabes,
astrologues, grammairiennes, métriciennes, lettrées et calligraphes. Plusieurs
écrits ayant vu le jour grâce à leur belle écriture prouveront cela à ceux qui
ne les connaissaient pas. Citons-en les grands recueils d'interprétation du
Coran, de diverses sciences coraniques et de sciences arabes, ainsi que les
ouvrages de logique, de géométrie et de toutes sortes de philosophie. Elles
faisaient l'analyse grammaticale de tout ce qu'elles transcrivaient et
corrigeaient car elles en saisissaient les sens à force de lire"(22).
Dans son analyse du développement du chant à Séville,
Attifachi -cité plus haut- rapporte que "de vieilles femmes expertes
apprennent à chanter à leurs esclaves (...). Celles-ci s'achètent de Séville
pour l'ensemble des rois du Maghreb et d'Afrique. L'esclave se vend à plus ou
moins mille dinars marocains selon la qualité de son chant et non sa beauté et
ne peut être vendue qu'avec son cahier où sont inscrits tous les poèmes qu'elle
connaît (...). Il est indispensable
que l'esclave chanteuse
sache écrire et réciter ses poèmes à des personnes aptes à les corriger
du point de vue langue. Après avoir pris connaissance du contenu du cahier,
l'acheteur lui fait réciter une ou plusieurs parties de son choix. Elle les
chante alors tout en jouant de l'instrument désigné pour la vente. Lorsqu'elle
sait jouer de tous les instruments, qu'elle connaît tous les types de danses et
de représentations théâtrales, qu'elle a son propre instrument et des esclaves
pour l'applaudir et jouer de la flûte, elle est dite entière et se vend à
plusieurs milliers de dinars marocains"(23).
Ces esclaves ingénieuses avaient l'occasion de dévoiler leur
savoir-faire lors des divers spectacles musicaux organisés à l'époque. "Il
y avait à Abda toutes sortes de lieux de plaisir et de danseuses réputées pour
leur goût et leur professionnalisme. Elles étaient les plus habiles à jouer
avec des épées, danser et exciter le campagnard, le marabout et le pieux"(24). C'est dans les
salons des rois, princes et gouverneurs que se représentaient les meilleures
chansons. De plus, certaines princesses ayant leur propre salon, apportaient
une attention particulière à ce type de chant au point d'y prendre part
elles-mêmes. Wallada Bintou Al Moustakfi Mohammad Ben Abderrahmane connue pour
son cercle littéraire avait le chant pour métier(25).
2°/ Le second réside dans l’utilisation
d’instruments de musique multiples et variés. Dans son essai sur les métiers de
l’Andalousie, Abou Al Walid Achchakoundi en cite un grand nombre dont des
instruments existants dans d’autres pays mais plus nombreux et disponibles en
Andalousie(26).
______________________________________
(22) Ibid, p.320
(23) "Moutâat Al
Asmâa", revue "Al Abhat", p.103
(24) Essai
d'Achchakoundi sur "Fadl Al Andalous" ("Annafh", tome 3, p.217
(25) "Annafh",
tome 4, p.208
(26)
Ibid, tome 3, p.213
De son côté, Mohammad Bnou Ahmed Assabti connu par Ibnou
Addaraj(27) en a cité d’autres.
** **
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Ainsi, l'art de la musique et du chant a pris de
l'importance grâce aux créations et innovations ayant donné à la civilisation
andalouse des jalons uniques. L'apothéose et le rayonnement de ces jalons sont
d'autant plus grands que ces derniers ont dépassé les frontières andalouses
pendant et après le règne islamique.
Comme l'art de la musique et du chant se transmettait
essentiellement par voie orale, il est difficile de dénombrer toutes les
facettes et dimensions de cet impact. En effet, il était continuellement soumis
au développement et à l'innovation et entretenait des liens profonds avec
l'esprit de ses passionnés et la nature de leur environnement. Néanmoins, les
traits que l'on retrouve aujourd'hui suffisent pour déceler cette influence en
dépit des différences constatées d'une région réceptrice à une autre.
L'influence en question peut être abordée sous deux angles.
Le premier illustre sa portée dans les régions islamiques -Maghreb et Orient- (a),
le second, dans les pays européens dont l'Andalousie elle-même après sa reprise
(b).
(a) En Afrique du Nord, l'influence andalouse
ressort en partie d'un patrimoine écrit et en majorité d'un patrimoine vivant
et en circulation, notamment dans les régions ayant reçu l'héritage de la
civilisation andalouse et ayant cherché à le préserver et à le protéger après
avoir contribué à l'enrichir. Dans ce sens, le Maroc a joué un rôle majeur du
fait des rapports étroits et privilégiés qu'il a eus avec l'Andalousie.
L'art de la musique et du chant est considéré comme l'un des
constituants les plus importants de cet héritage. En effet, son impact apparaît
particulièrement dans l'utilisation de la "Nawba" à travers les
"Mouachchahat" et "Azjal" et la versification dans une
structure similaire à celle de la "Nawba".
Outre ce que les mémoires ont retenu et ce que les recueils
ont enregistré, la "Ala" que les marocains chantent jusqu'à
aujourd'hui et qu'ils sont fiers d'appeler "la musique andalouse"
reflète l'adoption de ce patrimoine.
Au Maghreb, l'influence andalouse a donné naissance à trois
écoles caractérisées par l'apport des immigrants andalous venus à la fin du
règne islamique et par les spécificités des régions dont ces derniers sont
originaires.
_____________________________
(27) "Al Imtâa Wa
Linfifâa Bimasalati Samâi Assamâa", Feuille 13 recto (Photocopie du
manuscrit existant
en Espagne,
bibliothèque générale de Rabat - D 3663). Voir p.33 de la copie publiée par M.
Benchekroun, Imprimerie Al Andalous, Kénitra.
* De Séville, la première est celle qui a donné naissance à
l'art du "Mâalouf" qui ne cesse de se répandre en Tunisie, en Libye
et dans l'Est de l'Algérie, notamment à Constantine.
* De Grenade, la deuxième est à l'origine de la
musique qui porte aujourd'hui son nom (Al Gharnati). Elle est largement
répandue en Algérie et dans certaines villes de l'Est du Maroc et est également
connue dans d'autres régions du Maroc, Rabat en particulier.
* La troisième était fort connue au Maroc et combine
les patrimoines de Grenade et de Valence.
En Orient, l'influence andalouse apparaît :
D'une part au niveau des "Mouchchahat" que les
orientaux ont échangés, codifiés et utilisés comme modèle pour versifier.
Connu, ce fait ne nécessite pas de preuve et toute démonstration nous éloignerait
de notre sujet.
D'autre part au niveau des airs et musiques dont les
orientaux ont pris connaissance non seulement à travers ce que diffusait
l'Andalousie, mais également par le biais des contacts directs établis avec
nombre de savants andalous ayant longtemps séjourné en Orient ou exercé des
activités par lesquelles ils ont pu transmettre leurs expérience et expertise.
A cet égard, peuvent être cités :
Abou Al Hakam Oubaydou Allah Bnou Al Moudaffar Al Bahili
(mort en 549H), le médecin andalou ayant séjourné à Damas et à Baghdad ; Il
"connaissait la musique et jouait du luth"(28).
Son fils Abou Al Majd Mohammad Bnou Abi Al Hakam, un médecin
si illustre que le roi Nourddine Mahmoud Bnou Zanki le désigna pour
l'administration du "grand hôpital". (...) il jouait du luth,
excellait dans le chant, la musique, la flûte et autres instruments, a fabriqué
une orgue et l'a trop bien perfectionné(29).
Abou Zakaria Yahya Al Andaloussi qui s'est installé à Damas
après avoir résidé au Caire où il était le médecin de Salah Eddine Al Ayyoubi.
" (...), il jouait très
bien du luth, a
également fabriqué une orgue, a essayé de jouer de celle-ci et a enseigné la
science de la musique"(30).
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(28)
"Tabakat Al Atipâa", p. 615
(29)
Ibid, p. 628
(30)
Ibid, p.637
La réduction de cette influence
artistique au chant de certains "Mouachchahat" s'explique sans doute
par les rythmes turcs qui ont marqué la musique et le chant orientaux sous le
règne Ottoman et dont les traces existent aujourd'hui.
(b) Concernant les pays européens ayant connu
l'influence andalouse, on peut dire que celle-ci a emprunté dans le domaine des
arts et des lettres deux types de voies.
* De l'Andalousie vers l'Europe, la première est
celle prise dans le domaine des sciences à savoir l'apprentissage des arrivants
à Cordoue, Séville et Tolède pour prendre des sources de la connaissance, le
mouvement de transfert du collège des traducteurs de Tolède et les traductions
en hébreu et en latin faites par nombre d'européens venus jusqu'aux centres
scientifiques musulmans(31).
* La seconde est celle de l'apprentissage direct et
de la transmission de vive voix à savoir :
1- Les salons de poésie et de chant tenus dans les
palais de princes chrétiens dans la mesure où leurs invités européens ont
transposé l'image de ces salons dans leurs régions.
2- Les poètes troubadours, trouvères et jongleurs
itinérants ont également joué un rôle majeur dans la diffusion des catégories
musicales, formes rythmiques et contenues poétiques arabes, particulièrement
dans le domaine de l'amour. Peuvent être cités :
* Le Comte Gillaume IX de Poitiers (début du 12ème
siècle) ;
* le poète de Provence Maracabru qui est entré en
Espagne pour contacter son louangé Alphonse VII et dont les poèmes
anti-almoravides se récitaient dans le Sud de la France ;
* et le poète catalan Hugo de Mataplana qui faisait
partie des soldats de Pedro II, le roi d'Aragon lors de la bataille d'Al Okab
l'opposant aux Almohades (609H/1212 J-C).
Ces itinérants n'étaient pas tous originaires d'Espagne ou
de France. En Allemagne, ils sont connus sous le nom de Minnesinger et
Meistersinger. Henri Dofterdingen est l'un des plus célèbres d'entre eux en ce
qu'il s'était nettement distingué dans le concours de poésie organisé à
Wartbourg en 1207 J-C.
___________________________________
(31) Voir Angil
Palencia, "Tarikh Al Fikr Al Andaloussi", traduit par Houssaine
Mounisse, p.536, 540, 573,
576, 1ère éd.
Egypte, 1955
Appelés leider, leurs poèmes présentaient plusieurs traces
de l'influence andalouse(32) tant au niveau de la forme poétique qu'à celui
de l'intonation musicale.
Il est à souligner que certains de ces artistes itinérants
dont Clermont (milieu du 12ème siècle J-C) travaillaient pour
l'église et vivaient dans des couvents érigés en centres de poésie et de
chanson.
3- Les efforts des arabisants dans ce domaine ne
peuvent être passés sous silence non plus. En effet, chrétiens et juifs ont
effectué des travaux scientifiques et autres leur ayant donné un pouvoir
considérable lors de leurs déplacements entre les émirats islamiques et
chrétiens. Connaissant parfaitement la langue arabe et ses sciences, ils ont
pourvu des cours chrétiennes de plusieurs arts et moeurs.
4- Enfin, on peut citer les Aljamiados qui
comprennent d'une part les espagnols ayant écrit l'arabe en espagnol et d'autre
part les Moriscos, soit les musulmans qui, avant d'être expatriés d'Espagne ont
continué à écrire l'espagnol en arabe comme les poètes Mohammad Achchartoussi,
Ibrahim Al Balfadi et Mohammad Rabdane(33).
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Telles ont été les principales caractéristiques de la
renaissance de l'art de la musique et du chant dans la civilisation andalouse
et tel a été l'impact de cette dernière.
Quant
à l'Andalousie elle-même après sa reprise -l'Espagne et le Portugal actuels- sa
civilisation a fortement subi l'influence islamique. Omniprésente, cette dernière est mêlée aux esprits et aux âmes,
intégrée dans la vie des individus et des groupes et découle des pratiques les plus
courantes et des habitudes les plus répandues.
Elle ressort de certains écrits tels que les cantiques de
Sainte-Marie(34) qu'Alphonse le
Sage a écrits et qui remontent à la première moitié du 13ème siècle, mais ce sont surtout les airs et
musiques répandus jusqu'à aujourd'hui qui témoignent le mieux de la portée de
l'imprégnation,
de
l'infiltration, de la fusion et de l'absorption qui se sont produites. A cet
égard, il nous suffit de mentionner le Flamenco espagnol, le Fado portugais,
des termes musicaux comme ÇáÍÏÇÁ (hunda), ÇáÅíÞÇÚÇÊ
(ochetus), ÇáÒãÑ (zambra) ou des
noms d'instruments de musique ayant intégré la majorité des langues européennes
comme ÇáÈæÞ (buck - buccin - bucco - albogue - albogon), ÇáÑÈÇÈ
(rubella -
rubeba
- rubec) et ÇáÚæÏ (luth - laud - leute –
aloude - lute - liuto)(35).
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(32) Voir notre ouvrage
"Athar Al Andalouss", p.101 et les références citées.
(33) Voir Tarikh Al Fikr
Al Andaloussi, p.514-524
(34) Publiés à Barcelone
par Higins Angles en quatre volumes (1943-1964)
(35) Voir "Athar Al
Andalouss" à partir de p.108
Ainsi, apparaît la grande évolution produite par la
civilisation andalouse durant et après le Moyen Age dans la structuration de la
musique européenne(36), à partir de rythmes et d'airs marqués par le lyrisme, le
style épique et la polyphonie.
Cette structuration n'était point aisée théoriquement du
fait de la transmission orale de l'art en question et de la rareté des textes
écrits. En effet, seuls ont été gardés les textes relatifs au patrimoine de
l'église après que celle-ci ait pu se libérer, sous l'influence andalouse, du
chant grégorien(37)
fort
répandu en Europe durant le Moyen Age et dans lequel s'inscrivent les cantiques
latins uniformes et monotones.
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Nous relevons ici l'importance de la
musique et du chant dans la civilisation andalouse, cette civilisation qui
s'est formée et développée sous le règne islamique profitant de ses divers
piliers intellectuels, littéraires et artistiques.
Sans la profonde fécondation de ces piliers avec les
facteurs environnementaux liés à la nature captivante de l'Andalousie, à la
composition de sa population, à son esprit clément, à son ouverture d'esprit, à
son désir de sortir des sentiers battus et à d'autres facteurs lui ayant permis
de s'engager dans la voie d'une innovation maîtrisée et manifeste, ces piliers
seraient certainement restés stériles, incapables de générer la moindre
prospérité.
Enfin, certaines régions avaient sans doute des potentialités
plus remarquables que celle de la péninsule ibérique, mais il était très
difficile de les mettre en valeur en raison de l'absence de caractéristiques
aussi propres à l'Andalousie.
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(36)
Soit la musique des pays du Nord du Bassin méditerranéen.
(37) Voir Charles Nef
"Histoire de la musique", pp.31-46, Payot-Paris, 194